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la plume de Cat
25 mars 2017

La fleuriste de Beaumont

C'est jeudi aujourd'hui, et elle déteste le jeudi. Elle a déjà 3 jours dans les pattes, et il en reste encore 2 après avant le dimanche bien mérité. Puis le jeudi, il y a tous les arrivages du week end. Toutes ces brassées de fleurs, à enfermer dans leur chambre froide, à trier, étiqueter, préparer. Elle est fleuriste voyez vous, mais pas la fleuriste joyeuse, un peu hippie, très douée qui transforme la moindre petite marguerite en chef d'oeuvre artistique. Elle, elle galère un peu à faire un bouquet rond, avec ses deux mains gauches. Elle n'est pas non plus la propriétaire de la petite boutique sur l'avenue Beaumont, donc elle doit subir les remarques acerbes de sa chef. Et ce jour là, à à peine 10h15, les remarques ont déjà rempli une bonne partie de la page de son calepin. 

Pourtant les fleurs, c'est sa passion. Les couleurs, les textures, leur signification spirituelle pour les maris en galère et pour leurs femmes exigentes. Quand elle regarde une fleur, elle oublie tout: sa vie minable dans sa chambre de bonne, au 7ème sans ascenseur. Son quart de siècle, atteint péniblement en ce demandant où avaient bien pu filer ces années, et ce qu'elle avait bien pu faire de bien durant tout ce temps. Son célibat, qui ne lui pèse pas tant que ça quand on cotoie tous les jours des myriades d'hommes infidèles, en retard pour l'anniversaire de mariage, ou même blasés de leur vie conjugale qui pensent qu'un bouquet de gerbera leur ouvrira les cuisses de leur femme. Quand elle regarde une fleur, elle se dit que toute la beauté du monde se situe dans ces pétales délicats, cette couleur délicate, ce parfum léger ou entêtant. 

Ce jeudi là, elle est absorbée par le parfum d'une brassée d'oeillets fraîchement arrivés. Ils lui rappellent sa grand mère, elle se sent nostalgique, et un peu triste. Elle est en train de les arranger sur le trottoir, le soleil de juin chauffe son dos et ses cheveux, qu'elle ramène toujours en queue de cheval pour travailler. 

 Ce jeudi là, elle attend quelqu'un. Comme tous les jeudis. Son rayon de soleil, cette bouffée d'air qui lui fait fondre le coeur. Il s'appelle Louis, et il a 84 ans. Tous les jeudis, aussi loin qu'elle puisse s'en souvenir, il vient, le journal sous le bras, acheter très exactement neuf roses. Quatre blanches, quatre roses foncées et une rouge sang.

Louis ne parle pas beaucoup, il est du genre taiseux, avec son visage buriné et ses larges sillons qui marquent son visage. Malgré cela, on devine qu'il a été d'une beauté rare dans sa jeunesse. Ses yeux bleus sont doux et tristes à la fois, de ceux qui ont vu trop de choses qui ne s'oublient pas. Sa conversation se limite aux formules de politesse, et il choisit lui même ses roses. Il a toujours la monnaie juste, tant et si bien que même la patronne s'est résignée à continuer à lui faire payer le même prix malgré les augmentations d'année en année .

Quand il repart, son bouquet à la main, une nouvelle étincelle fait briller ses yeux. A force de persévérance, la jeune fleuriste a réussi à découvrir la signification de ce petit rituel. Les roses blanches représentent les 4 filles de Louis; les roses, ses 4 garçons, et la rouge sang, celle qui les lui a donnés. Et tous les jeudis, Louis renouvelle le bouquet qui trône fièrement sur la table en chêne de leur salon, représentation éternelle de sa famille, des êtres les plus chers à son coeur, d'un amour patriarcal qui s'exprime à travers ces fleurs. 

Louis, c'est sa bouffée d'air pur, devant un amour si beau, si ancien, ancré dans les âges, reflété dans chacune de ses rides. Un amour d'un autre temps, une galanterie disparue, un rêve pour la jeune fille romantique et fleur bleue qu'elle est, un peu désabusée par le comportement des hommes d'aujourd'hui. Louis, c'est l'espoir de trouver enfin un jour un homme qui ait le 10ème de cet amour qui brille au fond de ses yeux. 

Elle relève la tête de ses oeillets, et elle aperçoit sa silhouette familère qui arrive lentement au bout de la rue. Elle sourit, elle se sent mieux. 

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